Les « Facebook Files » ont levé le voile sur l'impact des réseaux sociaux sur la santé mentale, lançant une fièvre contestataire contre les géants du secteur. Comment le droit portugais réagira-t-il à la responsabilité algorithmique ?

 

L'ère numérique et le péché originel : la responsabilité algorithmique

Il y a près de 20 ans, l'arrivée de la 3G a marqué le début de la fin de l’ « innocence » de l'ère numérique.

Avec la mondialisation de l'accès aux technologies et un internet rapide et abordable, des réseaux sociaux et des plateformes en ligne « à portée de main », les risques pour la personne et le patrimoine de l'utilisateur ne cessent de croître, ternissant définitivement la « pureté » originelle de l'algorithme à l'ère numérique : dommages causés par des décisions « prises » par l'intelligence artificielle (« IA ») dans la circulation de véhicules automatisés, dans la fourniture de soins médicaux, dans l'octroi de crédits, dommages causés aux titulaires de droits de propriété intellectuelle par le partage de contenus protégés par des fournisseurs de services en ligne, dommages causés par l'utilisation de programmes informatiques protégés de tiers, etc.

Tous ces cas de « responsabilité algorithmique» partagent des difficultés théoriques et pratiques dans la conceptualisation de la responsabilité des auteurs hypothétiques, mais un autre cas a mis en effervescence les débats judiciaires.

"Addiction by Design" : dommages personnels liés à l'addiction aux réseaux sociaux

De quoi s'agit-il ?

Aujourd'hui, nous reconnaissons que les algorithmes des réseaux sociaux tels qu'Instagram, Youtube ou Tiktok sont conçus pour « dominer » la volonté de l'utilisateur, le forçant à consommer de manière additive. Cette force contraignante s'exprime notamment dans la manière dont les feeds sont présentés et dans le stimulus que les notifications représentent pour la FOMO (fear of missing out ou peur de manquer quelque chose), dans un panorama social où la présence en ligne devient une condition sine qua non de la citoyenneté numérique. 

Dans le cadre de la doctrine, le phénomène algorithmique de l’« addiction by design » est analysé et des modèles psychométriques sont validés pour diagnostiquer la dépendance aux réseaux sociaux, qui se traduit généralement par de l'anxiété, un déficit d'attention, des troubles de l'alimentation et du sommeil et de la dépression. Les statistiques sont impressionnantes : une étude récente menée par Dove avec le soutien de Mental Health Europe a conclu que 86 % des jeunes portugais admettent être dépendants des réseaux sociaux, reconnaissant la souffrance et l'anxiété qu'ils éprouvent lorsqu'ils en sont éloignés.

Comment en est-on arrivé là et quels en sont les risques ?

En septembre 2021, le Wall Street Journal a publié des études internes de Facebook (aujourd'hui Meta) documentant les effets néfastes de l'utilisation de ses réseaux sociaux sur la santé mentale des utilisateurs (« The Facebook Files »). La réaction des utilisateurs ne s'est pas fait attendre : les tribunaux américains ont été inondés de recours collectifs (« class actions ») intentés contre les géants du secteur, réclamant des dommages-intérêts astronomiques pour les dommages personnels subis par les utilisateurs, et l'on estime qu'à la fin de 2023 plus de 350 actions en justice étaient en cours.

Aucune décision n'a encore été prise dans ces affaires et les impacts sociaux et économiques réels sont actuellement imprévisibles, mais si l'on considère la couverture médiatique dont les poursuites ont fait l'objet, la proximité du scandale Cambridge Analytica et les récents jugements en faveur des parties lésées dans des juridictions telles que le Royaume-Uni, on peut affirmer que les géants du secteur font face à des risques très importants. Ces derniers se résument à la prise de conscience qu'un hypothétique :

(i)             Cadrage du fait - la programmation algorithmique - dans une forme d’illicéité,

(ii)           Confirmation de la pertinence juridique du dommage personnel sous la forme d'une addiction à l'utilisation des réseaux sociaux,

(iii)         Démonstration de la « faute de l'entreprise » dans la programmation algorithmique,

(iv)         Construction et délimitation temporelle du lien de causalité entre le fait et le dommage, et

(v)           Définition d'une méthode de calcul des dommages-intérêts,

reviendrait à affirmer définitivement l'illégalité d'un algorithme utilisé par le réseau social dans le monde entier. Outre le risque de réputation évident, toute décision de ce type en faveur des parties lésées aura un effet de spill-over prévisible sur d'autres systèmes juridiques.

Que diraient les tribunaux portugais ?

Prévoir une décision de justice d'une telle complexité et avec de tels impacts économiques et sociaux sera toujours un exercice difficile de futurologie. Cependant, il semble indéniable que l'indemnisation de ce type de dommages au Portugal (qui serait d'emblée compétent et appliquerait le droit portugais) se heurte à des interrogations :

(i)             Caractère douteux du type de responsabilité civile à S'agit-il d'un cas de culpa in contrahendo, en raison de l'omission d'obligations particulières préalablement à l'acceptation des conditions d'utilisation du réseau social ? S'agit-il d'un cas de responsabilité contractuelle, pour manquement aux obligations prévues dans les conditions d'utilisation du réseau social ? Ou s'agit-il d'un cas de responsabilité non contractuelle, par exemple pour violation de droits absolus ? Les interrogations de ce type révèlent l'incertitude juridique de la protection juridique de ce dommage.

(ii)           Liberté vs. responsabilité à En règle générale, les dommages-intérêts sont entièrement à la charge du propriétaire du bien endommagé (casum sentit dominus), la responsabilité des tiers pouvant être engagée à titre exceptionnel. Les personnes sont libres d'utiliser ou non les réseaux sociaux, dans une mesure plus ou moins grande, et sont responsables de leurs actes si elles sont majeures ou capables. Si la grande majorité des utilisateurs ne subissent pas de dommages psychologiques à la suite de leur utilisation, il peut sembler excessif de tenir les créateurs d'algorithmes pour responsables d'effets spécifiques.

(iii)         Montant de l’indemnité à Le dommage moral, même s'il n'est pas quantifiable aux fins de l'indemnisation, commence généralement à un moment déterminé, qui correspond à la survenance du dommage (par exemple, un accident du travail). Mais quand l’addiction aux réseaux sociaux a-t-elle commencé ? Comment différencier l'indemnisation des dommages liés à l'anxiété, des dommages liés au déficit d'attention, des dommages liés à la dépression ? La synthèse entre le critère clinique et le critère juridique dans ces cas reste à définir.

(iv)         Responsabilité de l’IA à Le passage de la proposition de responsabilité objective pour les systèmes d'IA « à haut risque » (qui n'incluraient pas les algorithmes des médias sociaux) dans la Proposition de Règlement annexée à la Résolution du Parlement européen du 20 octobre 2020, à une présomption de causalité dans la Proposition de Directive du Parlement européen et du Conseil du 28 septembre 2022, semble être symptomatique d'un désaveu de l'accent mis, pour l'instant, sur la responsabilité algorithmique.

Pour résumer…

L’addiction à l'utilisation des réseaux sociaux est peut-être un fait scientifique, mais sa transposition en droit national en tant que dommage personnel est extrêmement complexe. Pour l'instant, les projecteurs restent braqués sur l'autre côté de l'Atlantique, mais l'onde de choc va rapidement ébranler le droit portugais de la responsabilité et tous les acteurs doivent s'y préparer.

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